“L’IA va révolutionner l’apprentissage”

Que ce soit pour le système scolaire, ou pour l’apprentissage de tous en général, c’est le mot d’ordre de ces derniers temps. Les possibilités sont en effet nombreuses et prometteuses. Pourtant, il est possible que nous fassions fausse route. Surtout si on regarde dans le passé. Cette même promesse d’apprentissage, nous l’avions eue aussi lorsque la photographie, puis la radio, la télévision, et aussi internet, sont arrivés. Pourtant, jusqu’ici, il n’y a jamais eu de grosse “révolution”, tout juste des améliorations incrémentales. Pourquoi, à chaque nouvelle technologie, pense-t-on que l’éducation va être révolutionnée, sans que cela ne se réalise ? La réponse réside peut-être simplement dans la façon dont le cerveau apprend.

Comment définiriez-vous “apprendre” ? Souvent, on pense que c’est accumuler des connaissances. Peut-être est-ce lié à la façon dont nous apprenons à l’école. Je ne vais pas rentrer dans le débat “Le système scolaire c’est bien / pas bien”, mais je pense qu’il est primordial de vraiment comprendre comment notre cerveau “apprend” afin de pouvoir, justement, correctement apprendre. L’apprentissage, c’est avant tout un processus de transformation de l’effort en automatismes. Comme un algorithme qui optimise vos ressources cognitives. Explications.

Les blocs d’information : l’art de compresser l’information

Une des principales fonctionnalités du cerveau — à part réfléchir, évidemment — est d’économiser de l’énergie. C’est pour ça que le cerveau adore les raccourcis. Quand vous mémorisez un numéro de téléphone, vous ne retenez pas 10 chiffres séparés. Vous les regroupez (06 12 34 56 78). Vous transformez des éléments complexes en blocs familiers. C’est la base même du langage, et surtout de l’écriture. Lorsque vous lisez un texte, vous ne lisez pas caractère par caractère. Vous lisez des paragraphes composés de phrases, elles-mêmes composées de mots. Lorsque vos yeux se posent sur un mot (que vous connaissez), ils voient le mot dans son ensemble, comme un seul bloc associé à un concept.

Rappelez-vous quand vous appreniez à lire, ou si vous ne vous souvenez pas, regardez simplement un enfant qui apprend à lire. Regardez l’effort constant et la concentration nécessaires pour comprendre le sens des mots et des phrases. Alors que pour quelqu’un qui sait parfaitement lire, il n’y a quasiment plus d’effort à fournir. C’est la même chose pour tout ce qui s’apprend : au départ, on est obligé de considérer chaque élément un par un. Puis, au fur et à mesure que l’on apprend, on crée des blocs qui constituent un raccourci vers un concept.

Les experts ne sont pas plus intelligents — ils ont juste plus de blocs en mémoire. Un joueur d’échecs débutant, lorsqu’il regarde un échiquier, voit chaque pièce en isolation, et est vite débordé. Un grand maître, en revanche, ne voit plus les pièces une par une. À la place, il voit des motifs, ce qui lui permet de comprendre une situation beaucoup plus rapidement. Quand vous regardez une équation à laquelle vous ne comprenez rien, vous voyez juste plein de symboles compliqués et peu familiers voire inconnus, ce qui ajoute à votre incompréhension. Un mathématicien, lui, reconnaît immédiatement l’idée ou la structure derrière l’équation, sans avoir à réfléchir à ce que chaque symbole signifie en isolation. Le secret ? L’expérience qui s’est accumulée, et qui est encodée dans la mémoire à long terme (appelée “Système 1” dans la littérature des sciences cognitives).

Réduire la charge cognitive

À l’école, la plupart du temps, on apprend en forçant. On apprend par cœur. On “bachote”. Ça marche à court terme, mais qui se souvient de ce qu’il a appris ainsi, ne serait-ce que quelques semaines plus tard ? Cette façon d’apprendre, c’est littéralement du bourrage de crâne. On augmente la charge cognitive au maximum ! Pour vraiment apprendre, c’est exactement l’inverse qu’il faut faire.

Votre cerveau, du moins la partie consciente, réfléchie, c’est-à-dire le Système 2, a une limite de traitement. Il y a un maximum d’information que vous pouvez traiter à la fois. On peut diviser une charge d’information en deux types :

  • La charge extrinsèque : ce sont les distractions sur lesquelles vous ne vous concentrez pas, mais qui affectent tout de même votre cerveau. Par exemple, un environnement bruyant, de la fatigue ou la faim.
  • La charge intrinsèque : c’est la complexité du sujet ou de l’information sur lequel vous vous concentrez.

Pour véritablement apprendre — comprendre et maîtriser un sujet — il faut simplifier. Ralentir. Découper. Cela afin de réduire la charge cognitive du Système 2.

Un exemple simple, pour apprendre à résoudre des équations. Au lieu de vouloir apprendre à le faire en une fois, on divise le processus d’apprentissage en quatre étapes :

  1. On commence par découvrir un exemple d’équation déjà résolue. C’est facile, et ça montre le concept dans son intégralité, sans grand effort pour le cerveau.
  2. Ensuite, on passe à une équation qui est presque résolue, où peut-être seule la dernière ou avant-dernière ligne n’est pas complète.
  3. Puis on passe sur une nouvelle équation à trous, avec certaines parties manquantes.
  4. Enfin, on finit par s’attaquer à une nouvelle équation vierge, qu’on devra résoudre de A à Z.

C’est le principe du constructivisme actif : on bâtit des blocs progressivement, sans surcharger le Système 2.

Quelques pistes pour un apprentissage efficace

1. La pratique délibérée

Practice makes perfect.

Qu’ils disent les anglophones. Mais c’est trompeur. La pratique ne rend pas parfait, elle rend juste permanente. Si vous répétez une erreur, vous allez la rendre encore plus ancrée ! Il convient donc de faire très attention, c’est souvent comme ça qu’on prend des mauvaises habitudes, ou qu’on se retrouve bloqués dans notre apprentissage, en développant de mauvaises habitudes.

Il ne faut pas juste répéter, il faut répéter en corrigeant. Comme un sportif qui analyse ses mouvements.

L’objectif, c’est de transférer les compétences actives du Système 2 vers le Système 1 pour les rendre “automatiques”. Comme quand vous appreniez à lire. Ou comme lorsque vous apprenez un nouveau sport ou un nouveau jeu : au départ, vous devez réfléchir à chaque mouvement, chaque action. Puis, petit à petit, vous devenez plus à l’aise, et vous avez moins à réfléchir sur les gestes de base. Vous pouvez vous concentrer sur des concepts plus avancés, sur la stratégie.

2. Maîtriser les bases d’abord

Pour progresser dans son apprentissage, chaque niveau de difficulté doit être maîtrisé avant de passer au suivant. Prenons l’exemple de la conduite. Avant de faire une course de voitures sur un circuit, il faut d’abord savoir bien conduire. Si on met au volant d’une voiture de course quelqu’un qui a eu son permis la veille, il va immédiatement être débordé.

Ou si vous voulez faire des maths, et que vous avez besoin de vous concentrer quelques secondes pour calculer cinq fois sept, inutile de vous lancer dans la résolution d’équations différentielles. Les bases doivent devenir des réflexes avant de passer à un niveau de complexité supérieur. On revient au principe de réduction de charge cognitive que j’ai expliqué plus haut.

3. Métacognition : penser à sa pensée

Une façon extrêmement efficace d’apprendre est de réfléchir à ce qu’on pense. La plupart du temps, notre cerveau fonctionne en pilote automatique, sans que nous nous en rendions compte. C’est aussi le cas lorsqu’on apprend de nouvelles choses. On a vite fait d’absorber de nouvelles idées, de nouveaux concepts, sans prendre le temps d’y réfléchir vraiment, par exemple en se posant des questions telles que :

  • Pourquoi ce concept me semble flou ?
  • Quelle analogie pourrait aider ?
  • Quel est le lien avec cet autre sujet, ou ce que j’ai appris avant ?

Cette auto-analyse renforce les connexions neuronales.

Lorsque vous utilisez vraiment votre attention — donc le Système 2 — lors d’un apprentissage, vous apprenez mieux. Par exemple, quand un texte est mal écrit ou difficilement lisible, cela vous force à vous concentrer, et vous faites moins d’erreurs de jugement ou de raisonnement. Ce qui, étonnamment, booste l’apprentissage… parce que ça force le Système 2 à s’activer !

4. L’apprentissage social

Enfin, une des meilleures façons d’apprendre, c’est de le faire en groupe. L’être humain est un être fondamentalement social. Vous n’êtes pas un algorithme isolé. Les tuteurs/mentors, ainsi que vos pairs — les camarades de classe, de promo, ou les collègues — augmentent considérablement votre capacité d’apprentissage. Ils donnent du sens à l’effort, vous gardent motivé, et vous permettent souvent d’avoir un retour immédiat, que ce soit un mentor qui vous corrige ou que vous débattiez une idée avec un pair. L’être humain apprend mieux quand il partage ses efforts avec les autres.

En gros, vous serez plus motivé, et donc apprendrez plus vite, si vous ne le faites pas seul. C’est pour cela, par exemple, que se mettre à un sport avec une autre personne (son conjoint, des amis, ou des collègues) vous fait tenir beaucoup plus longtemps dans la durée que si vous vous y mettez seul.

Le double tranchant de l’IA

Revenons maintenant à l’IA. Pourquoi est-ce qu’elle sera, probablement au même titre que les nouvelles technologies par le passé, un très bon outil, mais pas une révolution ? Parce que le véritable apprentissage ne peut pas être délégué.

Si vous utilisez l’IA comme béquille, votre muscle cognitif va s’atrophier. Copier-coller les réponses de ChatGPT, c’est comme si vous regardiez quelqu’un faire des pompes à votre place tout en espérerant développer vos pectoraux. L’effort ne se sous-traite pas

La bonne nouvelle, c’est qu’en revanche, l’IA peut être votre coach d’entraînement cognitif. Elle peut devenir :

  • un générateur d’exercices personnalisés,
  • un correcteur instantané,
  • une source quasi infinie de variations pour pratiquer.

La règle d’or : utilisez l’IA pour vous entraîner, pour faire vos répétitions, pas pour donner toutes les solutions. Mais c’est toujours vous qui devez vous “prendre la tête” sur les problèmes — c’est le seul moyen de forger des blocs d’information solides qui seront intégrés à votre Système 1.


Au final, le problème, ce n’est pas l’effort, c’est le gaspillage d’effort.

Votre cerveau est une machine à optimiser l’énergie. Donnez-lui du carburant bien raffiné : des blocs d’information adaptés, du feedback, de la répétition, et surtout des défis qui vous font travailler un peu les méninges.